Ce qu’il faut observer dans un échange politique télévisé.

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Serge Moati et François Mitterand lors du débat pour la présidentielle de 1981

Dans un contexte qui s’y prêtait, notre équipe a réalisé l’analyse de plusieurs débats télévisés à l’occaion de la campagne présidentielle de cette année. La même méthode a été utilisée par tous les groupes mais les formats sont différents. Les productions ont été présentées à l’occasion d’une émission en direct le 14/04/2022. Cette séquence co-animée avec M. Gharzouli est destinée à traiter certains aspects du chapitre intitulé «  L’information par le son et l’image : radio et télévision au XXe siècle« .

Débat Zemmour / PECRESSE par Olivia Cortade

Emma, Loane, Océàne et Olivia

Nombreux sont ceux qui ont regretté l’absence de grand débat télévisé réunissant tous les candidats à la présidentielle avant le premier tour. A leurs yeux notamment, on ne pouvait déroger à cette institution traditionnelle. Pourtant rien ne la rend obligatoire et l’exercice qui permet en direct l’échange avec des candidats n’est apparu dans le paysage politique et médiatique français qu’en 1974.

Désormais symbole de la vie démocratique, cet exercice pourrait apparaître comme la perpétuation cathodique de l’agora ou du forum antique. Pourtant, dès son apparition il a suscité les plus vives critiques.  

Alors, que faut-il observer dans un échange politique télévisé pour évaluer avec un regard critique le discours tenu ?

Le philosophe Michel Foucault qui s’est intéressé aux institutions du pouvoir, offre une perspective d’analyse intéressante en évoquant un dispositif stratégique. Il définit ce dernier ainsi : « Ce que j’essaie de repérer sous ce nom c’est : Premièrement, un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref: du dit, aussi bien que du non dit, voilà les éléments du dispositif ». On peut utiliser ce cadre pour réfléchir à la question.  

Pour commencer, qui nous parle ?

Pour le comprendre, il faut identifier l’ « institution » qui diffuse, pour le dire autrement, il faut faire le travail de présentation de l’émission et de la chaîne qui réalise le débat. Comme pour une analyse de document(s), rappeler qui est le diffuseur de l’émission et dans quel contexte elle s’inscrit, peut donner des éléments d’interprétation du discours. Quand en 1965, l’ORTF largement contrôlée par l’Etat et son ministre de l’information Alain Peyrefitte, diffuse l’entretien entre Charles De Gaulle et du fidèle journaliste Michel Droit, on imagine mal le général embarrassé par des questions gênantes. Prenons un autre exemple. L’émission d’infotainement Face à baba de Cyril Hanouna est diffusée par un groupe soupçonné de créer un véritable  média d’opinion. La question reste discutée mais Claire Sécail chargée de recherche au CNRS a démontré qu’entre le 30 août 2021 et la mi-décembre, c’est-à-dire hors temps de campagne électorale, l’animateur star du groupe CANAL+ a consacré dans ses émissions 53% de son temps d’antenne en politique à l’extrême-droite dont 44% à Eric Zemmour (par ailleurs collègue du groupe) et 25% à la majorité présidentielle. La présentation de ce type d’émission permet donc de mieux cerner d’où on nous parle. On peut noter que depuis la fin du monopole d’Etat, avec la progressive multiplication des chaines, notamment de celles spécialisées dans l’information en continu, le nombre d’émissions de débats a augmenté et la forme a évolué avec en particulier un recours massif à la figure de l’expert. Or choisir qui s’exprime c’est déjà construire un discours. Plusieurs analyses menées par nos équipes font mention des groupes auquels apparatiennent les différentes chaines. La multiplication des médias ne signifie donc pas qu’il n’y a pas de concentration médiatique. Nos échanges ont été l’occasion pour M. Gharzouli de souligner le lien qu’il pouvait y avoir entre le contrôle d’un média et des fonctions politiques comme en témoignait le cas de Serge Dassault, proprièrtaire du Figaro et ancien maire de Corbeil-Essonnes.

Mathis et Nino

Dans quel décor ?

Nous assimilerons ici le décor, la scénographie, aux « aménagements architecturaux » évoqués par Michel Foucault. Le décor met en scène une situation qui fait écho à la culture des téléspectateurs. Certains ont reconnu dans l’organisation du plateau de l’Heure de Vérité, émission phare des années 80, un tribunal. Les décorateurs ne manquent pas d’imagination en la matière. Le théâtre, l’amphithéâtre, l’agora grecque, le forum romain, sont tour à tour utilisés pour servir de cadre aux échanges. Le dispositif s’apparente parfois à un cirque, voire à une arène. Dans ce cas,  les téléspectateurs occupent le dernier niveau d’un Colisée dont les premières places seraient occupées par le public en studio. Au centre de la piste se trouve alors l’homme ou la femme politique, l’animateur et éventuellement des contradicteurs. Là, très clairement, les échanges  donnent lieu à un spectacle comme les jeux du cirque. On se rapproche alors du divertissement.  Certaines émissions de Christophe Dechavanne illustraient bien dans leur temps ce genre de logique. Ici l’organisation est concentrique. A l’approche de cette élection, ce sont les duels qui se multiplient comme celui opposant Jean-Luc Mélenchon à Eric Zemmour. Dans un décor le plus souvent simple et neutre pour renforcer le sérieux de l’instant, les invités sont opposés diamétralement. La présence d’un journaliste, éventuellement de deux, crée une forme de triangle. Cette relation en triade caractérise aussi la relation entre débatteurs et  téléspectateur

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Arnaud, Hugo, Mahé et Robin

Jeu de rôles : qui joue quoi ?

Cette dernière réflexion nous amène à prêter attention aux interactions entre les différents acteurs de l’échange. On peut, par exemple, se poser la question de savoir si l’animation du débat est neutre. Il est généralement admis que l’animateur ou l’animatrice doit se contenter de réguler le débat. D’une certaine façon, il ou elle incarne la chaine qui l’emploie et défend dans le même temps le contrat tacite ou explicite qui détermine la réalisation de l’émission. A ce sujet, le sociologue Pierre Bourdieu se montre très sévère quand il repère des distorsions dans la façon dont l’animateur s’adresse à l’un ou l’autre de ses invités. Il note pour une émission de décryptage à laquelle il a participé que l’interaction peut être différenciée. Selon l’interlocuteur, le ton employé est plus ou moins respectueux, des « signes  d’importance » sont plus ou moins accordés. Pour Pierre Bourdieu, il convient de tout observer : «[la] posture du corps, regard, ton de la voix, [les] mots inducteurs (« oui… oui… oui… » impatient,[ ou] « ouais » sceptique ». Dans le cas des débats les plus règlementés, les animateurs peuvent se limiter au rôle de « journalistes-sabliers » chargés uniquement de maintenir l’égalité de temps de parole. Exception remarquable, en 2007 dans l’émission J’ai une question à poser sur TF1, le public posait presque directement les questions aux hommes et aux femmes politiques. L’émission connut alors un grand succès (plus de dix millions de téléspectateurs)  Mais l’expérience n’a pas été renouvelée depuis. Désormais, ce sont les réseaux sociaux qui sont de plus en plus utilisés pour rendre compte des questions et des réactions du public. L’outil a l’avantage de permettre un filtrage des interventions. Dans certains cas, un journaliste joue le rôle de médiateur entre les internautes censés incarner l’opinion publique et l’invité comme dans l’émission Elysée 2022.  Dans d’autres cas,  c’est l’omniprésence de l’animateur qui frappe. C’est le cas dans l’émission Face à Baba où Cyril Anouna crée un lien privilégié avec son public qu’il appelle « sa famille ». Il se présente alors comme le porte-parole de ses téléspectateurs. Mais n’est-il vraiment que le reflet de son public qu’il assimile volontiers à l’ensemble des français. N’est-il pas plutôt celui qui contribue à modeler l’opinion publique ? Dans certaines émissions, l’animateur et le dispositif créent même une forme d’intimité entre l’interviewé et l’intervieweur. On observe ce procédé dans la série d’émissions présentée par Karine Lemarchand, Une ambition intime. Cette relation semble inviter à se confier. L’invité est alors amené à révéler des informations personnelles qui contribuent à la rapprocher du public. Ce dévoilement de la vie privée s’adresse à l’émotion et non à la réflexion. Les hommes et les femmes politiques ont compris l’intérêt de ce type de révélation. Ce fut le cas en janvier 2008, quand dans une conférence de presse rendue célèbre le nouveau président Nicolas Sarkozy lâcha, « Avec Carla, c’est du sérieux ».  

Opinion publique : ensemble des convictions, des jugements et des croyances  qui reflètent les idées du plus grand nombre.

Que disent-ils ?

Par définition, le débat est censé être le lieu du dialogue. Que retient-on des propos des débateurs ? Les face à face politiques  offrent l’occasion d’une telle étude. Le monde médiatique et l’histoire ne retiennent parfois que les petites phrases. C’est Valery Giscard D’Estaing disant en 1974 à François Mitterrand qu’il n’a pas « le monopole du cœur » et qu’il est « l’homme du passé ». C’est François Mitterrand lui répondant en 1981 que lui Valéry Giscard d’Estaing est « l’homme du passif ». C’est François Mitterrand toujours, s’obstinant en 1988 à appeler son adversaire du moment, Jacques Chirac, « Monsieur le Premier ministre », le ramenant à sa fonction dans le cadre de la cohabitation. Ces punchlines sont le plus souvent réfléchies, calculées, préméditées comme en témoigne Serge Moati qui conseilla longtemps François Mitterrand. Ces saillies sont destinées à déstabiliser l’adversaire. Serge Moati parle à ce propos de psychologie. Un autre exemple nous est donné par le conseiller en communication d’Emmanuel Macron, Sylvain Fort. Il explique comment son équipe a cherché à pousser Mme Le Pen à « aller au bout de sa personnalité » c’est-à-dire à tomber dans une agressivité excessive à l’occasion du débat entre les deux tours. Nous sommes là dans la tentative de discrédit. En matière de persuasion, il vaut mieux maîtriser l’art de l’éloquence. L’anaphore « Moi président … » de François Hollande qui, en 2012,  laissa Nicolas Sarkozy muet pendant près de 3 minutes est restée célèbre. La triangulation est l’une des techniques utilisées par les débateurs pour convaincre l’auditoire. Elle consiste à utiliser voire détourner les mots, les expressions, les références du camp adverse pour faire passer son propre message. Nicolas Sarkozy l’a beaucoup pratiquée. C’est semble-t-il Dick Morris, conseiller en communication de Bill Clinton qui en a eu l’idée. Tout cela ne doit pas faire oublier que les interlocuteurs échangent des idées, des arguments qu’ils appuient sur des références. Dans certains cas, des dispositifs de fact-checking sont mis en place pour vérifier la véracité des chiffres ou des informations comme dans le débat de septembre 2021 entre M. Mélenchon et M. Zemmour sur BFMTV mais ce n’est pas toujours le cas. Par ailleurs, le procédé de vérification des données peut être discuté lorsqu’il ne privilégie que certaines catégories de sources. Avant de clore ce paragraphe, il convient de rappeler que la communication peut aussi être non verbale. C’est la raison pour laquelle Serge Moati et Robert Badinter avaient demandé qu’il n’y ait aucun plan de coupe de réaction pour le débat de 1981. Il fallait éviter toute mimique, tout geste susceptible de décrédibiliser le propos de François Mitterrand. Dans le même temps, Serge Moati comptait déstabiliser Valery Giscard d’Estaing au moyen d’une chemise jaune posée devant François Mitterrand. Elle était supposée contenir des informations concernant l’affaire des diamants. Le candidat de l’opposition s’ingénia à la tapoter pendant le débat. Cela ne se vit pas. Nous étions dans le hors-champs.

Anaphore : figure de style basée sur la répétition. Il ya anaphore lorsque dans un segment du discours un mot ou un groupe de mots  est repris au moins une fois.

Des directs sans-filtres ?

Le choix de la diffusion en direct peut donner l’illusion que le lien entre les débateurs et les téléspectateurs est immédiat, le reflet sans filtre de la réalité qui se joue. Or comme le dit Noël Nel, universitaire spécialiste de la communication, le direct est « une médiation qui se cache ». En effet, même si le montage lui est techniquement impossible, le réalisateur peut découper le filmage en direct en faisant alterner les prises de vues, en passant du champ au contre-champ ou en variant la valeur des plans. Ces derniers n’ont pas tous la même signification. Pour ne donner qu’un exemple, le gros plan voire le plan serré renforce le pouvoir de conviction du regard. Il peut cependant aussi trahir des expressions du visage. Ceci explique les précautions prises par des équipes de campagne qui veillent à ce qu’un réalisateur de leur «camp » soit en régie au côté du réalisateur comme en 1981. Le direct se présente donc comme transparent parce qu’il ne s’inscrit pas dans la fiction mais il reste un discours, le discours de celui qui tient les manettes de la réalisation. Remarque : on peut retrouver ce type de biais à l’analyse de tous les éléments qui constituent une production audio-visuelle : les inscriptions visuelles, les voix, les  bruits et les musiques.

Conclusion :

Loin d’être le simple miroir d’un échange démocratique qui se joue face à des spectateurs-citoyens, l’échange politique télévisé même en direct est donc bien un dispositif stratégique qu’il convient de décrypter. Certes, à l’évidence, il faut être attentif aux idées échangées et aux informations mobilisées mais il faut aussi repérer les techniques peaufinées et utilisées par les candidats pour convaincre les électeurs et les électrices. Il est aussi nécessaire d’identifier qui parle et comment. Cette injonction ne concerne pas que les débatteurs. L’animateur, l’animatrice sont aussi impliqués, de même que celui ou celle qui assure la réalisation pour le compte d’une chaine. C’est l’étude attentive du dit et du non-dit qui révèle la nécessité d’une observation vigilante de ce type d’exercice qui n’en demeure pas moins utile à nos démocraties représentatives. Aujourd’hui la question se pose de savoir si les nouvelles technologies ne sont pas à même de renouveler le genre en favorisant un échange plus direct. Mais peut-être faut-il se garder de placer trop d’espoirs dans ces nouveaux moyens. Peut-être, ne font-ils que reproduire les mêmes biais voire les mêmes travers mais avec d’autres supports.

Auteur : Nérée Manuel

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